Juste valeur, risque comptable et risque économique

(Article paru dans la revue PCM Le Pont )

Dans le contexte des faillites et scandales récents attribués à des insuffisances dans les règles comptables, la juste valeur apparaît aujourd’hui comme l’un des points de passage obligé pour restaurer la confiance dans les comptes des entreprises au travers d’une transparence accrue de ceux-ci. Mais ce souci de transparence, compréhensible lorsqu’il s’agit de définir de nouvelles règles de gouvernance, risque de faire perdre de vue le rôle principal de la comptabilité qui est de donner une image fidèle de la réalité économique de l’entreprise, réalité dont la complexité s’accommode mal avec la vision réductrice introduite par la juste valeur. Dès lors, on peut se demander si cette confusion des genres n’est pas de nature à  créer pour les différents utilisateurs des comptes de l’entreprise une opacité supplémentaire, qui, à rebours de l’objectif affiché, pourrait conduire à une perte de confiance dans la fiabilité de ceux-ci, et inciter les apporteurs de capitaux à exiger une prime de risque supplémentaire à l’origine d’un réel surcoût économique pour les entreprises qui pourrait même entraîner des faillites pour les plus fragiles d’entre elles.
La juste valeur est l’un des sujets qui a fait récemment couler le plus d’encre au sein de la communauté de ceux qui s’intéressent aux comptes d’une entreprise : analystes, investisseurs, directeurs financiers et comptables, commissaires aux comptes ou autorités prudentielles de certains secteurs réglementés comme la banque et l’assurance. En effet, l’avènement du nouveau référentiel comptable et financier des normes internationales (IAS/ IFRS) à partir du 1er janvier 2005 pour l’ensemble des sociétés cotées de l’Union Européenne repose très largement sur cette notion de juste valeur, notion à tel point nouvelle par rapport aux référentiels comptables actuellement en vigueur qu’elle a impliqué une modification des directives comptables européennes qui reposaient jusqu’ici exclusivement sur le principe du nominalisme monétaire, c’est à dire du coût historique.

Compatibilité de la juste valeur avec la mission première de la comptabilité

Dans ce contexte, la question centrale que pose la juste valeur est de savoir si son objectif principal, qui est d’obliger les entreprises à faire preuve d’une plus grande transparence dans les comptes qu’elles publient à destination des tiers, est compatible avec la mission première de la comptabilité qui est de fournir aux lecteurs des états financiers la meilleure image possible de la réalité économique de l’entreprise.

Partons d’abord de la définition de la juste valeur – ou « fair value », telle que donnée par le corps des normes internationales :  c’est « le montant auquel un bien peut être échangé entre 2 parties bien informées et consentantes, dans des conditions de marché normales (« arm’s length transaction »).

L’analyse des termes utilisés est utile pour faire ressortir le cadre conceptuel qui sous-tend cette définition

  • la référence à l’échange qui présuppose une intention de cession du bien par son détenteur;
  • la référence à un marché, qui présuppose une liquidité du bien, c’est à dire la possibilité de trouver facilement une contrepartie qui a un besoin symétrique sans que la valeur affichée juste avant la cession puisse être influencée de manière significative par un déséquilibre entre l’offre et la demande.

Une acception très étroite pour un champ d’application très large

Au sens des normes internationales, la « juste valeur » est donc définie dans une acception très étroite, synonyme de valeur de marché ou de valeur négociable. En revanche, son champ d’application est très large :  il couvre non seulement les  instruments financiers (dérivés, titres, prêts et créances, emprunts) mais aussi d’autres types de biens tels que les immeubles de placement, les actifs biologiques pour le secteur agricole ou encore les actifs incorporels tels que le goodwill[1].

Une absence de prise en compte de l’intention économique

Or la plupart des entreprises françaises ne pratiquent pas aujourd’hui la réévaluation de ce type d’actifs en valeur de marché, le plus souvent parce qu’elles n’ont pas la volonté de les céder dans un futur proche – soit qu’ils fassent partie intégrante de l’exploitation,  soit qu’ils participent des objectifs à long terme de l’entreprise- et qu’une réévaluation au marché, à supposer qu’elle soit fiable, ne traduirait donc pas correctement l’intention économique liée à la détention de cet actif.

Prenons le cas, à titre d’illustration,  de la détention de titres de participation non consolidés par une entreprise  dans le cadre d’un noyau dur d’actionnaires, tels que ceux constitués en France au moment des privatisations des années 80. L’intention de l’entreprise actionnaire correspond ici à une conservation durable conformément à son intérêt et à ses engagements vis à vis de l’émetteur ; la correcte traduction comptable de cette intention consiste donc à évaluer ces titres en tenant compte de l’horizon prévisible de détention, par exemple en les estimant à leur valeur d’utilité sur la base d’une approche multi-critères dont  la valeur de marché, c’est à dire la juste valeur au sens des normes internationales, n’est qu’un des nombreux paramètres, et non le paramètre exclusif qui laisserait croire aux tiers que l’entreprise a l’intention de céder cet actif dans le court terme. A contrario, lorsque la stratégie affichée de l’entreprise évolue, par exemple si elle affiche peu avant l’échéance du pacte son intention de céder les actions qu’elle détient sur le marché, il est logique que la valeur de marché –dans ce cas directement observable car s’appuyant sur un cours coté sur un marché réglementé– devienne le critère d’évaluation prédominant de ces actifs.

Une vision réductrice de la valeur globale de l’entreprise

Si l’utilisation de la juste valeur apparaît inadaptée lorsqu’il s’agit de refléter de la meilleure façon possible la valeur économique d’un seul actif ou d’un passif , fût-il financier, elle semble l’être plus encore lors qu’il s’agit de refléter la valeur économique de la totalité des actifs et passifs d’une entreprise.

En effet, cette valeur globale ne peut reposer uniquement sur une évaluation de l’entreprise dans une optique quasi-liquidative, comme si elle n’était qu’un support de placement collectif dans lequel auraient été logés des actifs et des passifs financiers qu’un investisseur aurait pu tout aussi bien détenir en direct. Même si, comme le normalisateur international, on considère que le point de vue de l’investisseur doit être prédominant par rapport à celui d’autres utilisateurs des états financiers de l’entreprise tels que les salariés, les banques ou les fournisseurs, on ne peut réduire ce point de vue à une vision de l’entreprise comme entité transparente dont la valeur globale est égale à la somme des valeurs  des actifs et passifs qui la composent, supposés immédiatement cessibles pour une valeur certaine sur un marché liquide. Car une entreprise est d’abord une organisation orientée vers la création de valeur, au travers d’objectifs à long terme, d’une stratégie et de moyens humains, matériels et financiers pour les atteindre et, d’une gestion des risques adéquate pour ne pas compromettre son potentiel de croissance et de développement ; c’est d’ailleurs ce potentiel de création de valeur à moyen et long terme que les modèles les plus couramment utilisés par les analystes et les investisseurs cherchent à appréhender, au travers par exemple de la prévision des flux de trésorerie futurs dégagés par l’entreprise, mais qui n’a pas beaucoup de points communs avec la somme des variations à court terme des valeurs « à la casse » estimées des actifs et passifs de l’entreprise.

De ce point de vue, la volatilité du bilan, des capitaux propres et du résultat d’une entreprise induite par une présentation de l’essentiel de son activité au travers de la variation de juste valeur de ses actifs et passifs nous paraît donner au lecteur des états financiers une information non pertinente,  susceptible de l’induire en erreur dans l’appréciation objective des résultats et de la situation financière de l’entreprise.

Une incitation à une moins bonne maîtrise du risque économique

Dans certains cas, le caractère non pertinent de cette approche peut même inciter une entreprise à modifier ses processus de gestion dans le sens d’une détérioration de la maîtrise globale de ses risques. C’est par exemple le cas de certaines banques françaises et européennes dans le domaine de la gestion actif /passif (ou « ALM[2] »). Ces banques ont en effet développé depuis de nombreuses années des modèles élaborés de maîtrise de leur risque de transformation, c’est à dire du déséquilibre structurel résultant de la conversion des ressources à court terme qu’elles collectent des particuliers ou qu’elles lèvent sur les marchés en des prêts à moyen et long terme destinés au financement de l’économie. Au niveau financier, ce risque de transformation se traduit notamment par une exposition liée à la variation des taux d’intérêt, couverte pour une large part dans le cadre de ces modèles par des instruments financiers à terme de taux d’intérêt (ou dérivés) tels que des swaps, des caps ou des floors , de manière à protéger et à figer dans le temps la marge d’intérêt résultant de ce processus de transformation.

Selon les règles actuellement en vigueur, ces dérivés ne sont pas comptabilisés en juste valeur car ils sont utilisés en couverture d’une position nette constituée par des actifs et des passifs qui eux-mêmes ne sont pas en juste valeur. Le problème vient du fait qu’en normes internationales, tous les dérivés sont obligatoirement en juste valeur et les solutions récemment proposées par le normalisateur pour réduire l’impact de cette contrainte sur la volatilité du résultat sont difficilement applicables pour les banques car très lourdes à mettre en œuvre opérationnellement. Dès lors, celles-ci pourraient être dissuadées, si elles veulent éviter de créer dans leurs comptes une volatilité indue liée à la réévaluation des dérivés en juste valeur , d’utiliser ces instruments qui sont pourtant parfaitement adaptés à leur objectif de maîtrise de leur risque économique et financier.

Une perte de comparabilité des comptes dans le temps et dans l’espace

Sur un plan plus macro-économique, l’un des objectifs de la juste valeur est de permettre pour les investisseurs une meilleure comparabilité entre les comptes des entreprises au travers d’une valorisation identique d’éléments de bilan identiques. Or seuls des instruments financiers négociables sur des marchés liquides tels que des actions cotées sur un marché réglementé, ou des instruments dérivés standards comme des swaps de taux d’intérêt ou de devises, peuvent être évalués sur la base d’une référence objective et indiscutable de marché et favoriser cette exigence de comparabilité, et encore seulement dans le cas où ils seraient détenus selon des intentions de gestion analogues. Malheureusement, la part de cette catégorie d’actifs est très restreinte dans la plupart  des bilans des entreprises et les expédients auxquels on doit recourir pour exprimer la juste valeur des éléments de bilan qui ne rentrent pas dans cette catégorie ne paraissent pas toujours plus pertinents pour le lecteur des états financiers que le coût historique combiné au principe de prudence dont la juste valeur est censée être le contre-modèle. Ainsi on utilisera comme approximation de la juste valeur au sein d’une banque des évaluations issues de modèles internes, qui certes ont fait l’objet de tests de validité souvent approfondis, mais qui n’en intègrent pas moins des hypothèses et des paramètres dont la spécificité est non seulement inévitable mais constitue aussi l’un des facteurs clés de différenciation concurrentielle dans ce secteur. De manière encore plus discutable, certains actifs corporels ou incorporels, tels le goodwill, devront désormais être comptabilisés et dépréciés sur la base d’une évaluation faite par l’entreprise elle-même des flux de trésorerie supposés être dégagés par ces actifs dans le futur. Dès lors, il paraît difficile de considérer que l’introduction dans les comptes de la juste valeur permettra à un investisseur de mieux mettre en regard les performances d’entreprises comparables, tant la marge d’appréciation reste importante d’une entreprise à une autre sur ses modalités d’application concrètes.

Un risque comptable qui génère un risque économique

Tous ces facteurs nous conduisent à penser que l’utilisation de la juste valeur comme base d’évaluation prédominante des actifs et des passifs d’une entreprise, telle que prévue par les normes internationales applicables à partir de 2005, est plus susceptible de créer de l’opacité sur la valeur et sur les perspectives réelles de l’entreprise que de constituer un outil efficace d’aide à la décision pour un investisseur à la recherche d’informations fiables, pertinentes et comparables dans le temps et dans l’espace. En outre, face à la perte de visibilité et de repères induite par ce changement radical et insuffisamment maîtrisé des règles du jeu comptable,

les apporteurs de capitaux de l’entreprise – prêteurs et actionnaires -, pourraient bien exiger une prime de risque supplémentaire à l’origine d’un surcoût économique pour les entreprises, susceptible pour les plus fragiles d’entre elles de mettre en cause leur existence même,  à partir du moment où elles ne pourraient plus faire appel à des capitaux externes dans des conditions compatibles avec leur survie économique.

La comptabilité n’est ni une science exacte, ni un outil de gouvernance

Dans ce contexte, on peut légitimement se demander si la juste valeur , qui semble poser comme on vient de le voir au moins autant de problèmes qu’elle n’en résout, n’est pas en réalité le symptôme d’un mal qui touche plus profondément et plus généralement la comptabilité aujourd’hui, à savoir le mythe d’une « vérité des comptes » que l’on atteindrait au travers d’une transparence accrue de ceux-ci.

A notre avis, cette conception résulte d’un malentendu fondamental sur le rôle et l’objectif de la comptabilité. Tout d’abord, la comptabilité n’est pas une science exacte et n’a pas la prétention d’atteindre à une vérité objective, mathématique des comptes qui ne serait compatible ni avec la complexité du processus de « transformation » de la réalité économique en une  image comptable, ni avec la part de jugement donc d’appréciation subjective –qu’elle comporte, à l’œuvre par exemple lorsqu’il s’agit d’estimer le risque de perte sur une créance dont la recouvrabilité est compromise.

Ensuite, la comptabilité ne peut prétendre constituer l’outil privilégié d’aide à la décision de l’investisseur puisqu’elle est avant tout une image du passé (les résultats ) et du présent (la situation financière) alors que l’investisseur se projette vers l’avenir ; de ce point de vue, l’obligation introduite par la juste valeur dans de nombreux cas de fonder exclusivement la valeur d’un actif ou d’un passif sur l’estimation (en valeur actualisée) des flux de trésorerie futurs qui s’y attachent nous paraît critiquable.

Enfin et surtout, il nous semble que la comptabilité est utilisée de plus en plus souvent, alors que ce n’est pas son rôle, comme un outil au service d’un objectif d’amélioration de la gouvernance dans l’entreprise, au travers de règles comptables censées prévenir toute forme d’abus, de fraude ou de dérives de la part de dirigeants mal intentionnés ou trop peu soucieux de l’intérêt des actionnaires.

Une bonne illustration de cette confusion des genres est le cas des stock-options attribuées aux salariés, qui selon les normes internationales doivent être évaluées en juste valeur et comptabilisées par l’entreprise comme une charge de personnel avec comme contrepartie une augmentation des capitaux propres. Or, si ce traitement est absurde sur le plan économique et comptable car une charge signifie une diminution de la richesse de l’entreprise et donc de ses capitaux propres,  le véritable objectif du normalisateur est en réalité de dissuader l’entreprise de poursuivre une pratique considérée comme contraire aux intérêts des actionnaires de l’entreprise en la sanctionnant au travers d’une règle qui la conduit à amputer son résultat d’une charge qui n’en est pas une.

Le risque d’une perte de confiance généralisée dans les comptes

Or il nous semble que l’amélioration de la gouvernance de l’entreprise ne doit pas à tout prix passer par la modification des règles comptables. De ce point de vue, l’explication des faillites tant récentes (Enron,) que plus anciennes (BCCI) par des règles  comptables insuffisamment transparentes et contraignantes, telle que la non-valorisation des dérivés en juste valeur,  ne résiste pas à une analyse approfondie qui montre que ce sont d’abord et avant tout des défaillances dans les processus de décision et de contrôle interne de l’entreprise qui sont en cause. C’est pourquoi il nous semble qu’une réflexion centrée sur l’amélioration de gouvernance, telle que celle initiée aux Etats –Unis avec la loi Sarbanes-Oxley ou en France avec les rapports « Viénot » et « Bouton », est beaucoup plus appropriée pour réduire les dérives mise en lumières par ces événements qu’un durcissement des règles comptables, et qu’a contrario le normalisateur comptable ne doit pas assigner à la comptabilité des missions qui la dépassent et qui risquent d’avoir l’effet inverse de celui recherché, à savoir une perte de confiance généralisée dans des comptes qui ne seraient plus ni compréhensibles, ni fiables, ni conformes à la réalité économique de l’entreprise (cf. le schéma de synthèse ci-contre : « le cercle vicieux d’un durcissement des règles comptables »).

Une solution de compromis : la juste valeur en annexe

A défaut d’un consensus sur une définition  claire des rôles de chacun, une solution de compromis serait au moins de ne pas faire supporter l’exigence de transparence accrue des comptes aux états  financiers dits « primaires », à savoir le résultat, les capitaux propres et le bilan de l’entreprise. On pourrait ainsi concevoir que la juste valeur ne soit pas directement utilisée dans la valorisation des actifs et des passifs  de l’entreprise et donc dans la détermination de son résultat, mais soit divulguée dans l’annexe aux états financiers tout en respectant les limites posées par le principe de bonne information, c’est à dire seulement lorsque celle-ci est disponible, fiable et pertinente pour le lecteur des états financiers. Cette solution aurait le mérite de ne pas compromettre le degré de fiabilité d’une information qui fait partie, au même titre que les états financiers primaires, du périmètre de certification des commissaires aux comptes. Elle permettrait surtout de ne pas déstabiliser la communauté des utilisateurs des états financiers qui a besoin de pouvoir se fier immédiatement aux chiffres qu’on lui soumet à intervalles de plus en plus rapprochés sans forcément être obligée de rentrer dans le détail des principes, méthodes et hypothèses qui sous-tendent leur élaboration, tout en fournissant  aux experts -agences de notation, analystes financiers, investisseurs institutionnels…-, la « matière première » indispensable pour effectuer ultérieurement les simulations et retraitements qu’ils estiment nécessaires pour alimenter leurs modèles de prévision et d’analyse.

Le cercle vicieux du durcissement des règles comptables

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